Une colère froide s’empare de moi depuis des mois. Le monde vit, avec l’intelligence artificielle, la plus grande révolution de toute l’histoire de l’humanité. Et nous, nous regardons ailleurs.
Cette inquiétude a pris, ces derniers jours, un relief particulier à la lecture du dernier rapport de Mary Meeker, l’une des meilleures observatrices mondiales des transformations technologiques.
Un rapport passionnant. Et surtout, glaçant pour l’Europe. Car l’Europe n’y apparaît qu’en filigrane. Non pas comme acteur technologique de premier plan, ni comme innovateur industriel majeur. Mais comme régulateur. Comme instance normative. Alors qu’en 2025, les Big 5 américains (Alphabet, Microsoft, Amazon, Meta et Nvidia) investiront à eux seuls plus de 280 milliards de dollars dans l’intelligence artificielle, l’Union européenne n’est mentionnée que pour ses chartes de sécurité, pour ses règles de gouvernance, pour ses tentatives d’encadrement juridique de la technologie. Autrement dit : nous sommes perçus essentiellement comme les gardiens des principes, pendant que d’autres bâtissent les infrastructures. Pendant que les États-Unis et la Chine construisent des « usines d’intelligence », nous rédigeons des règlements.
Or le drame est là : il ne s’agit pas ici d’une simple compétition économique sectorielle. Ce qui se joue, c’est une redistribution complète des rapports de force internationaux. Celui qui maîtrise les grands modèles d’intelligence artificielle maîtrisera demain non seulement l’innovation, mais aussi la finance, la santé, l’énergie, la défense, la recherche scientifique et, in fine, les leviers d’influence sur les peuples et les gouvernements.
Mary Meeker le dit sans détour : « Le leadership sur l’IA entraînera le leadership géopolitique. Et non l’inverse. » L’avantage technologique précède désormais la puissance géopolitique. L’avance américaine est aujourd’hui écrasante. La poussée chinoise est méthodique. Et pendant ce temps, l’Europe semble évoluer dans une sorte de décalage historique, paralysée par ses propres lenteurs décisionnelles, éclatée dans ses financements et privée de la concentration industrielle nécessaire.
Il ne s’agit plus de savoir si l’Europe est « en retard ». Nous approchons du moment où l’écart deviendra structurellement irréversible. Les États-Unis investissent aujourd’hui des centaines de milliards dans la puissance de calcul, cette nouvelle industrie lourde du siècle. La croissance des capacités de calcul explose à +150% par an. Les supercalculateurs d’IA deviennent des usines qui transforment l’énergie brute en puissance cognitive.
Au-delà de l’éthique : construire la puissance
Face à cela, les déclarations européennes sur « l’éthique de l’IA » apparaissent presque dérisoires. L’éthique est indispensable. Mais sans puissance industrielle, l’éthique devient une posture de spectateur.
L’Europe doit sortir de sa fascination pour la régulation seule. Elle doit comprendre que, sur ces technologies-là, le premier enjeu est l’infrastructure souveraine. Mutualiser les moyens de calcul, bâtir des supercalculateurs continentaux, canaliser l’épargne européenne vers un fonds massif de souveraineté technologique. Bref, comprendre qu’il faut enfin agir comme une puissance.
Mary Meeker, avec sa froideur analytique, nous offre un miroir. Libre à nous de le regarder en face.
Rafik Smati
Merci monsieur Smati pour ce texte une fois de plus autant visionnaire que clairvoyant. Moi aussi je rumine du retard sur nous prenons.
Diagnostic implacable. Ce n’est plus seulement une question de retard, mais de changement de nature du jeu mondial.
L’Europe reste obsédée par la gouvernance quand le reste du monde bâtit les infrastructures de puissance.
La fenêtre pour agir se referme vite.
Nous sommes dans un monde d’interdits, de règlements, de normes, nous nous attachons les mains et les pieds et nous nous étonnons de ne plus pouvoir courir………………Un monde de fous duquel nous devons sortir au plus vite !