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La décision de Donald Trump d’investir massivement dans l’Intelligence artificielle fait mesurer le retard européen et français abyssal sur cette révolution technologique de rupture dans l’histoire contemporaine. Depuis des années, l’entrepreneur français de la tech Rafik Smati en appelle au sursaut pour conjurer le risque d’effacement.
Challenges : vous êtes un entrepreneur internet de la première heure et pour vous c’est une évidence : la révolution de l’Intelligence artificielle est d’une ampleur bien plus gigantesque que l’apparition du web. Vous êtes donc, disons-le clairement, affligé par la torpeur de la classe politique française sur le sujet.
Rafik Smati : L’Intelligence Artificielle n’est pas une simple avancée technologique, c’est un basculement historique. Elle redéfinit en profondeur notre manière de travailler, d’apprendre, de soigner, et impactera tôt ou tard chaque aspect de notre quotidien. Or, une transformation d’une telle ampleur devrait être érigée en priorité politique, tellement elle conditionne ce que sera notre avenir.
Pourtant, comme souvent en France, je perçois dans une grande partie de la classe politique un mélange de peur et de mépris. Quelle ne fut pas ma stupéfaction en entendant l’ex-Ministre du numérique Jean-Noël Barrot discréditer ChatGPT en le qualifiant de « perroquet approximatif », alors même qu’il fondait son jugement sur une version obsolète. Ce même aveuglement, je l’ai vécu en 1994, lorsque j’ai demandé un modeste crédit de 30 000 francs pour lancer ma première société internet et que mon banquier a éclaté de rire : « Mais, Monsieur, Internet, voyons, ça ne marchera jamais ! »
Donc ça recommence ?
Que voulez-vous que je vous dise : il y a en France une attitude de morgue suffisante à l’égard de l’innovation venue d’ailleurs qui perdure. En 1994, alors que l’Internet commercial explosait déjà aux États-Unis, le gouvernement français commandait un rapport à l’ingénieur Gérard Théry. Son verdict ? Internet serait « mal adapté à la fourniture de services commerciaux » ! Un contresens historique qui illustre parfaitement cette tendance française à mépriser ce qu’elle ne maîtrise pas.
Résultat : la France a pris un retard considérable sur la révolution numérique. Même France Télécom est arrivée sur le marché plus tard que les autres. Il a fallu que le web s’impose partout pour que les acteurs français se décident à bouger. Toujours le même réflexe : « Ça ne marchera jamais ! » Et aujourd’hui, face à l’IA, l’histoire semble se répéter.
La France fut tout de même pionnière sur le Minitel et des Français ont été à l’origine de la conception même réseau Internet.
Tout à fait : il s’agit notamment de Louis Pouzin qui avec son équipe a réalisé en 1973 Cyclades, le premier réseau fonctionnant le principe de l’Internet. Sauf que les intuitions ont prospéré de l’autre côté de l’Atlantique. Et c’est ce qui est encore plus rageant ! On avait des boîtes telles qu’Alcatel – des fleurons internationaux. Mais dans une compétition mondialisée, il faut guetter les innovations de rupture et là, on n’est pas bon. On se croit plus intelligent, on considère que les autres se trompent, que nos certitudes resteront éternellement valides, et on loupe le train.
Exemple ?
Il y a dix ans, quand Musk a commencé à développer ses lanceurs réutilisables, le patron d’Ariane Espace a accueilli l’entreprise avec un sourire condescendant. Sur le mode : « oui, ce que Musk fait, c’est bien, il est gentil, mais ça n’ira pas bien loin ». Aujourd’hui, le gouvernement français a dû louer le service de Starlink pour assurer à Mayotte les communications d’urgences le temps de rétablir le réseau mobile. C’est simple : en 2024, Arianespace a envoyé une seule une fusée dans l’espace. Et Space X… 259.
Un autre exemple ?
La voiture autonome, interdite en Europe. Elle est perçue en France comme un fantasme. Vraiment ? Alors, allez à Austin, à Phoenix ou en Californie, et observez ces véhicules qui roulent déjà sans conducteur. Mieux : une étude récente montre que les accidents diminuent d’environ 70 % avec ces voitures autonomes.
Ce qui est sûr c’est que le retard à l’allumage se vérifie dans les chiffres.
L’écart entre ce que nous devrions faire et ce que nous faisons est abyssal : La French Tech en 2024, c’est 7 milliards d’investissement contre 13,49 en 2022. Mais surtout il faut savoir que le seul Apple investit chaque année 20 milliards de dollars ! Soit trois fois plus que toutes nos entreprises de la tech. Et pour Microsoft, c’est 80 milliards. Le CNRS ? C’est 4 milliards…
Le rapport de Cédric Villani de 2018 appelait pourtant à multiplier par trois le nombre de personnes formées en IA d’ici à 3 ans. Ce qui impliquait selon certaines sources, 30 milliards d’investissement. Nous en sommes à des années-lumière.
Pour vous, le « précautionnisme » qui prévaut dans les prises de décision est une des explications à ces retards à l’allumage…
Je reconnais l’intérêt de la précaution concernant l’environnement et la santé. Ce que je mets en cause, c’est la promotion de la précaution à un rang cardinal, universel dès lors qu’on l’a hissé comme principe constitutionnel. On voit bien que ce prérequis agit dès lors comme une névrose anxiogène sur toute décision industrielle ou politique. Car enfin oui, il y a toujours un risque dans toute prise de risque !
Mais faut-il pour autant s’abstenir ou se retenir sur l’intelligence artificielle alors que les grands empires comme les Etats-Unis ou la Chine avancent à marche forcée ?
Un peu de précaution aurait pourtant permis aux États-Unis d’éviter d’autoriser des médicaments antidouleurs aux opioïdes qui ont provoqué des centaines de milliers de morts. En France, cette précaution aurait permis d’éviter la contamination de la plupart des nappes phréatiques par des pesticides…
Encore une fois, sur la question de la santé environnementale, la précaution réglementaire est nécessaire. Mais pas sur tous les champs de recherches sinon vous tirez le frein à main sur toutes les initiatives pendant que vos concurrents mettent le turbo.
Vous reconnaissez que les progrès fulgurants de l’Intelligence artificielle vont avoir des conséquences lourdes, destructrices sur l’emploi des cols blanc, des médecins, des architectes, des journalistes, d’avocats…
Oui, les conséquences vont être massives, mondialisées, très rapides, systémiques. C’est parfaitement exact. La plupart des métiers de service et d’intelligence seront substituables. Et on va observer une polarisation entre ceux qui maîtriseront ces technologies et ceux qui les subiront. Un phénomène irréversible car les gains de productivité seront faramineux : une IA ne dort pas et ne prend pas de vacances. Elle travaille H24. La question qui nous est posée est de savoir comment profiter de ces gains. Comment faire en sorte que la destruction devienne créatrice.
Et sur cette réflexion, vous pensez que les Européens ont un coup à jouer ?
Oui, ils peuvent être en mesure d’apporter de la pondération et de la régulation dans le big bang. Ils ont une tradition qui les met à équidistance de la dérégulation à outrance des États-Unis de Trump et de la centralisation autoritaire chinoise. De la dictature du marché et de celle de l’Etat.
Mais pour pondérer et réguler, il faut peser sur ces technologies. Il faut que les États européens et les entreprises européennes soient moteurs et actrices de la révolution IA sinon nous serons balayés comme de doux rêveurs. Il faut être dans le jeu et pas sur la touche pour influencer le match.
À bien y regarder, c’est moins l’Etat américain que les entreprises de la Big Tech qui sont les superpuissances de l’IA.
C’est bien ça qui rend la régulation à l’ancienne encore plus improbable outre-Atlantique. Quand Trump explique que le drapeau américain va être planté sur Mars, il ne fait que reprendre le projet industriel de Elon Musk. Mais il y a une autre nouveauté : jusqu’à peu, la technologie semblait avancer plus lentement que l’imagination scientifique. On dessinait des voitures volantes, bien avant qu’on puisse commencer à pouvoir en produire. Ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui, la technologie va beaucoup plus vite que ce qu’on est capable d’imaginer.
Vous pensez à ce qui vient après l’Intelligence artificielle générative…
Oui je pense à « l’intelligence artificielle générale », celle qui est supposée capable d’égaliser l’homme dans la plupart des compétences. Jusque-là, c’était de la science-fiction. Si vous aviez posé la question il y a deux ans, on vous aurait dit à Palo Alto : « pas avant 20 ans ! » Et là on commence à croire que ce sera moins de dix ans. Au doigt mouillé, on est environ à 80 % de « l’intelligence générale ». Exactement ce que vient de déclarer Sam Altman qui a propulsé ChatGPT et qui prévoit désormais une nouvelle étape après l’intelligence générale : la « super intelligence ». Celle qui supplanterait et surclasserait l’intelligence humaine.
Qui pour gouverner cette force ?
C’est la bonne question et la grande énigme car la force est vertigineuse. Or Sam Altman n’est pas une démocratie, c’est un homme. Elon Musk n’est pas une démocratie, Tesla n’est pas une démocratie, et donc oui, la puissance de l’Intelligence artificielle qui ne cesse de s’amplifier en captant de la data à la pelle est dopée aux Etats-Unis par le nouveau tsunami trumpien de dérégulation.
Alors, si nous Européens, nous voulons instiller du droit dans la gouvernance de cette force en formulant un « humanisme technologique » que j’appelle de mes vœux, il faut se bouger très vite.
Vous ne pensez pas au fond de vous-même que la messe est dite et que la France est déjà sortie du jeu ?
Pas du tout. D’abord parce que contrairement à ce qu’on croit, la France est un pays leader en termes de création d’entreprises si on inclut les autoentrepreneurs. Et ensuite parce qu’il faut reconnaître qu’Emmanuel Macron a soutenu fortement la French Tech. Je peux vous assurer que les patrons de la Tech du monde entier étaient contents de venir aux sommets du « Choose France ».
Nous sortons des promotions d’ingénieurs que le monde s’arrache : le patron de l’IA chez Meta (Facebook, Instagram…) est un Français : Yann le Cun pionnier du deep Learning (apprentissage profond) et du machine Learning (apprentissage machine). Et il n’est pas le seul à Meta : Léon Boutou et Jérôme Pesanti sont aussi à des postes clés. On peut aussi citer Rémi Munoz (DeepMind, Google), Patrice Simard (Microsoft) ou Nicolas Pinto (Apple)…
Alors ?
Beaucoup de solutions sont déjà dans le rapport Draghi. Après avoir été initialement enterré, la Commission européenne finit par lancer sa mise en œuvre. C’est exactement ce qu’il faut faire. Seulement voilà : je n’ai aucune confiance en l’exécutif européen actuel pour investir efficacement 800 milliards d’euros par an prévus dans ce rapport.
Je crains un gigantesque gâchis bureaucratique, avec des armées de technocrates jouant au Monopoly avec de la dette. La triste réalité, c’est que l’Europe traverse une crise majeure de son leadership, avec une Commission qui n’est pas à la hauteur de la grande Histoire. Sauf si, à la faveur d’un électrochoc, Mario Draghi (ou une autre figure emblématique du continent) ne prenne directement les rênes de la Commission avec un vrai projet de conquête…
Quant à la France, elle était depuis quelques années redevenue compétitive et attrayante pour les investisseurs outre-Atlantique. Et puis patatras, la dissolution et l’arrivée… Là, je reviens de New York, et tout le monde me dit : mais qu’est-ce qui vous arrive ? Vous rechutez dans la course aux taxes ? Vous savez : il faut des années pour construire une réputation, mais quelques mois pour la détruire.
Vous suggérez une grosse claque pour sortir la France de sa salle de réveil !
Oui, il est minuit moins cinq avant un décrochage majeur qui conduirait à la déroute. Connaissez-vous l’âge moyen des entreprises du Nasdaq américain ? Vingt ans à peine. L’âge moyen des entreprises du CAC 40 en Franc dominées par le luxe ? 105 ans…
Dans votre livre Le Nouveau Temps : comment reprendre le contrôle à l’ère de l’IA, vous montrez aussi que notre rapport au temps est bouleversé par la technologie. Mais avec l’IA qui accélère tout, ne risque-t-on pas de perdre ce qui fait l’essence même de l’humain : sa capacité à rêver, à contempler, à créer ?
Loin de nous priver de notre essence, l’IA bouleverse notre rapport au temps. Elle accélère tout, bouscule nos repères, nous projette dans un monde où le présent semble avaler l’avenir. Face à cette mutation, nous avons un choix : subir cette accélération ou en reprendre le contrôle. Dans Le Nouveau Temps, je montre que l’accélération technologique n’est pas une fatalité, mais une force à apprivoiser. Il ne s’agit pas de la craindre ni de la subir, mais d’apprendre à jouer avec elle, à alterner entre vitesse et lenteur, à redonner du sens au mouvement.
C’est cette maîtrise du temps, et non sa soumission, qui fera la puissance de demain. L’Europe a une carte unique à jouer : être la force qui réconcilie vitesse et sagesse, progrès et humanisme. Voilà le véritable Nouveau Temps